MYRRHA
Publié le 19 Décembre 2012
Tragédie
VOIX DE MYRRHA
Je te raconte un rêve,
Que je fais chaque nuit,
Je fais l’amour avec mon père sur le tas de fumier du jardin, et ma mère nous voit.
Je suis sous lui,
Les épaules, les cuisses contre la matière juteuse,
A chaque mouvement monte une puanteur d’excrément, de déchets fermentés,
Et un bruit mouillé.
Son sexe se glisse dans mon ventre,
Je dis non, il ne faut pas, tu es mon père, ma mère nous regarde, et je jouis.
Les détails chaque fois se précisent de sa peau, de son odeur,
Non plus un rêve, c’est un souvenir qui se construit, et je crois l’avoir vécu.
Au matin je reçois de mon père, de ma mère, un baiser sur le visage.
Puis je mange à leur table.
* * *
Avec mon corps neuf était venu
Le désir très fort,
Aussi précis que mes poils et mes seins,
Le désir de mon père.
Ma mère voulait croire
Que j’étais amoureuse d’un certain garçon,
Assez médiocre de visage et d’intelligence,
Et m’encourageait
A coucher avec lui.
Mais j’avais déjà le cœur rempli d’amour,
Qui me rendait les joues chaudes, la nuque grandie,
Honteuse et secrète.
Aussi bénéficiais-je d’une réputation de fille sage.
En vérité je nourrissais mes sentiments monstrueux.
Pas un jour ne se passait sans que je touche mon sexe,
M’abandonnant avec délices à la pensée du corps interdit,
Pas un jour ne s’écoulait sans que grandisse ma haine,
Hallucinante, contre la femme qui m’élevait.
Lorsque le garçon à qui ma mère me destinait est mort,
La folie qui couvait en elle a éclos en une fleur inversée.
Alors les sentiments se sont précipités.
Ce qui est arrivé est arrivé très vite,
Comme si tout avait été depuis longtemps préparé.
* * *
Ma mère s’approche de moi,
Son visage crispé s’apprête aux larmes,
elle dit :
« Myrrha ton amant est mort il a été tué.
Son sang qui s’échappait de lui par le ventre,
Myrrha ton amant est mort tu ne le verras plus,
Ni son cadavre car il est mort loin.
Ma petite fille ma petite ma petite fille,
Comme je te plains,
Comme ta douleur me touche
Viens mon amour contre mon sein,
Pauvre chérie il est mort
Il a été tué dans un accident terrible,
Un terrible accident de la route,
Tu ne le verras plus ni son cadavre,
Car cela s’est passé dans un pays étranger.
Tu ne pleures pas tu ne peux pas pleurer c’est le choc,
Viens que je te serre contre moi,
Très fort,
Viens dans les bras de ta mère
Qui veut prendre ton chagrin
Si tu ne peux pas pleurer regarde
Mes yeux pleurent à la place des tiens,
Mes larmes sortent de ton cœur,
Que tu es malheureuse
Mon dieu c’est terrible,
Quel malheur
Comme tu souffres. »
Je dis
« AAAAAAH »
Un cri très fort dans son oreille pour lui faire mal,
Elle met ses mains sur moi,
Elle m’attrape les bras je crie,
Elle colle son visage sur mon visage elle est toute humide toute chaude,
Maman, comme je te hais,
Elle me serre contre sa poitrine elle me fait mal elle m’étouffe
Je pleure.
* * *
Pour ne pas la voir j’ai fait semblant de dormir pendant des jours.
Ma mère rôde autour de ma chambre,
Toutes attentions tendues vers moi
A transpercer les murs.
Je fais semblant de dormir, et je pense à elle.
J’enfonce mes doigts dans ses yeux
Jusqu’à ce qu’ils crèvent,
Jusqu’à ce qu’ils laissent échapper leur jus noir, épais,
Mes ongles écorchent la peau de ses cuisses,
Mes poings frappent l’intérieur de son ventre,
Mes mâchoires mordent son cou, jusqu’au sang que ma bouche crache,
Je m’enfonce toute entière en elle pour la vider,
Qu’elle soit séparée en morceaux,
Ouverte et vide comme un étui éventré comme un sac vide déchiré.
De ma chambre s’ouvre la porte,
Entre ma mère et sa tête de chien.
La haine sortie de moi forme un nuage vénéneux,
Acide, rouge et brûlant.
Elle s’approche de mon lit,
Les yeux brillants,
Le visage humide.
Son haleine est atroce, douçâtre
Elle sent la maladie,
J’ai peur qu’elle bave sur moi,
J’ai peur qu’elle s’allonge sur moi,
Je retiens ma respiration pour éviter son souffle.
Elle met un baiser sur ma joue,
A cet endroit ma peau se révulse,
Et rejette une vapeur dense et noire.
Elle tient là sa tête de chienne mouillée,
Son corps lourd et bruyant contre le mien.
Je ne bouge pas je fais le cadavre je fais la morte
Et je nourris ma haine.
Je pense à la tuer,
Avec mes ongles et mes dents.
Puis, couverte de son sang et nue, je cours au ruisseau me laver dans l’eau fraîche
Je frotte mon corps avec les herbes dures du marécage,
Il rougit à respirer l’air extérieur,
Egratigné par les ronces, brûlé par les orties,
Les pieds bleus enfoncés dans la vase,
Il est jeune et vivant, mon corps, il pleut sur lui,
Et je sens chacun des muscles et toute la force qui est en moi.
* * *
Il est venu par derrière moi,
Mon père,
Il a mis ses mains fortes autour de ma taille, descendu le long des hanches doucement,
Avec les doigts qui me modelaient.
De ses paumes a coulé une chaleur vivante qui a pénétré dans mon ventre.
Il est venu par derrière moi,
Mon père,
Et mon ouvrage est tombé par terre.
Alors il s’est reculé, il s’est assis et m’a observée.
A ce moment il a tout su de moi.
Pourtant
Il ne m’a pas éloigné.
Il a continué les baisers, les caresses.
Chaque jour il a mis ses mains chaudes sur mon corps.
* * *
Mes parents ne s’aiment pas.
J’étais un monstre et ils jouaient aux aveugles en me caressant la tête.
J’étais une poule qui couvait le mal, ils m’ont laissé l’œuf et ils m’ont donné du grain.
J’étais un ennemi blessé, ils m’ont soigné, ils m’ont donné une arme et m’ont tourné le dos.
J’étais un serpent vénéneux caché dans un trou, ils ont mis la main et m’ont touchée.
Mes parents ne s’aiment pas.
Mon vice s’est nourri de leur désamour.
* * *
Ma mère était partie en voyage,
Quand mon père a reçu cette lettre :
« Je vous regarde souvent
Sans que vous me puissiez voir,
Nourrissant de l’amour avec vous
Un désir irrépressible.
S’il vous plaît de me rencontrer,
Éteignez vos lumières, laissez la porte ouverte,
Chez vous, ce soir, à minuit.
Je viendrai nue dans votre chambre obscure,
Afin que vous touchiez mon corps.
Si comme je le crois, je suis née pour vous plaire,
Nous pourrons nous aimer jusqu’avant le jour.
Au matin quand j’aurai disparu,
Vous n’aurez connu
Ni mon visage ni ma voix,
Et si vous voulez,
Il s’agira d’un songe. »
* * *
Je le savais que nos corps s’aiment.
Il a prié l’inconnue de venir la nuit suivante.
Je le savais.
Puis la nuit d’après.
Et la prochaine nuit aussi.
Chaque nuit.
Aimer à ce point, si totalement, si totalement, c’est fou.
* * *
Nous avons fait semblant, moi d’être muette, lui d’être sourd,
Et tous deux aveugles.
Dans cette demi-obscurité nous avons joué aux animaux,
Au poisson glissant, à l’oiseau pointu, au mollusque doux,
Nous avons touché le cheval et même l’éléphant,
Nous étions beaux c’était terrible comme nous nous aimions.
Mais une nuit c’était la dernière nuit ; ma mère allait revenir.
Certainement je voulais mourir.
Comment imaginer le lendemain ?
Nous étions enlacés, serrés dans un seul corps.
Mais larmes coulaient sur lui.
J’ai dit « c’est la dernière nuit ».
Il a entendu ma voix.
Il a vu mon visage.
Sous la lumière du plafonnier, debout au bord du lit défait,
Il était gris, ses yeux éteints, il était froid,
Quelqu’un d’autre.
Il n’était pas là, ni mon père, ni l’amant.
J’ai eu si peur !
J’ai couru pieds nus dans la nuit en suivant la route, puis j’ai entendu venir la voiture.
Alors j’ai sauté dans le fossé, et rampé sous les barbelés dans la forêt hideuse.
Jusqu’au jour j’ai marché, sans m’arrêter à cause du noir et du bruit des bêtes.
* * *
Il fallait me tuer pendant l’amour. Maintenant, je ne veux plus mourir.
Je ne regrette rien, sauf d’avoir souffert de mon désir,
Quand je sais que nous étions faits l’un pour l’autre, depuis le commencement.
Ici j’ai eu le temps de me souvenir de tout,
Et de comprendre la nature des êtres,
Que la proximité des apparences m’avait cachée.
Ma mère, par exemple, ne m’apparaît plus
Que sous la forme d’un silure,
Cet horrible poisson-ventouse.
C’est ainsi que nous ne nous ressemblons pas.
Ni les cheveux, ni le nez, ni la bouche, ni aucune partie du corps.
De son ventre je suis venue, mais je n’ai rien reçu d’elle. Elle n’a été qu’un récipient.
Si je suis née, c’est du désir d’amour que mon père a eu, si fort, qu’il a pris forme et vie.
Je me souviens d’avant ma naissance. Je me nourrissais par le sexe de mon père.
Pour cette raison, il fallait qu’il jouisse dans ma mère plusieurs fois par jour. Il n’avait jamais eu autant de plaisir à faire l’amour, parce qu’il me sentait à l’intérieur sur son sexe.
Pendant les quinze années suivantes, mon père a attendu que mon corps atteigne sa parfaite mesure, avant de connaître l’orgasme.
Aujourd’hui que je porte son fils,
Je n’ai plus peur, car je ne mourrai plus.
* * *
Le premier jour, voulant sortir de la forêt, je me suis trouvée encerclée par les punaises et les araignées tigre. J’en ai pleuré dans les herbes hautes, de ne pouvoir ni avancer ni reculer, et dans mes rêves des serpents verts étaient pendus aux branches.
Le deuxième jour il a plu, j’ai couru dans la forêt, j’ai mangé la pluie et des herbes, puis j’ai vomi dans l’eau.
Ensuite je n’ai pas compté les jours.
J’ai compris que
Si je ne bouge pas, les bêtes deviennent aveugles et passent.
Alors j’ai trouvé le plus bel endroit de la forêt, qui fait comme un creux et lumineux,
Il donne envie de dormir, à cause des mousses, et d’une source qui rend l’air frais.
Il donne envie de faire l’amour.
Je suis restée là à l’attendre, mon père, qui viendra pour me tuer.
Il arrivera un soir avec son fusil, au moment où les rayons oranges du soleil se penchent et caressent les racines des arbres, il verra luire la source sombre.
Immobile, je le regarderai.
Il voudra s’étendre sur les mousses pour se reposer. Il viendra jusqu’à moi sans me voir et s’assoupira à mes pieds.
Quand il sera endormi je l’attacherai, il sera mon époux pour toujours, et notre fils sera parfaitement beau, aussi parfait que le moment d’amour qui l’engendra.
Mathilde Nègre
Paris, vendredi 5 août 2011