Manas 1 de la Sick Road (Mongolie)
Publié le 25 Février 2013
Les professeurs anglophones avaient organisé un week-end à la campagne, au cours duquel ils firent du tir à l’arc, burent de l’alcool et parlèrent des différences entre les accents anglais, australiens, irlandais et américains. Chacun avait apporté sa bouteille et ses biscuits apéritifs, qu’ils ne partagèrent pas.
Ils s’étaient mis à rire en évoquant la réflexion raciste qu’un des professeurs avait eu en classe, une fille aux cheveux longs, bruns et à la peau très blanche, elle avait dit aux enfants mongols mettez vos noms sur les tables pour que je puisse vous différencier les uns des autres. Au début la fille brune s’était plainte en riant, manifestement il était fréquent que cette anecdote soit racontée, puis assez vite elle s’était mise à pleurer.
Un garçon et une fille, qui étaient assis sur un des lits et formaient un couple, avaient continué à rire, moins fort et aussi moins gentiment. La brune s’était levée et était sortie de la yourte.
Une grosse fille avait choisi ce moment pour parler avec une des deux françaises qu’elle avait totalement ignorée jusque là, que tous avaient totalement ignorées jusque là, pour la raison qu’on était à la fin du premier mois de l’année scolaire et que l’équipe pédagogique était en train de se constituer en tant qu’équipe, période au cours de laquelle les intrusions
étaient malvenues. La fille grosse expliqua aux deux françaises qu’elle était professeur d’histoire et qu’elle arrivait d’Angleterre où elle venait de terminer ses études, que ce poste en Mongolie était sa première expérience professionnelle, comme c’était le cas de la majorité des professeurs présents dans la yourte, dont l’âge ne dépassait pas les 30 ans,
sauf un cinquantenaire, le seul à boire du vin, qui semblait déjà à l’écart malgré ses efforts, à qui seule la grosse anglaise avait parlé, mais de cette façon qu’ont les jeunes intégrés dans un groupe de jeunes de parler à un vieux qui se serait trouvé là, et le vieux lui répondait avec reconnaissance et empressement, ce qui faisait pitié car immanquablement la fille jeune avait sauté sur la première occasion pour changer d’interlocuteur, le moment où la brune était sortie en pleurant avait constitué cette occasion, alors la fille grosse s’était tournée vers sa plus proche voisine, l’une des deux française à qui personne n’avait adressé la parole jusque là, et le vieux professeur s’était trouvé seul, exclu, et s’était resservi du vin d’une façon lamentable.
Un peu plus tard un blond, qui venait du Canada et enseignait la littérature, était sorti de la yourte pour voir comment allait la fille brune qui avait eu une réflexion raciste en classe.
Elle était encore en train de pleurer, assise dans la nuit, juste devant l’entrée de la yourte. Il faisait très froid, il s’était assis à côté d’elle et lui avait proposé une cigarette. Les françaises avaient connu le canadien via le site couchsurfing parce qu’il devait les héberger à Oulan Bator, mais le matin de leur arrivée dans la ville, lorsqu’elles l’avaient eu au téléphone, il leur avait dit je suis à la campagne vous pouvez m’y rejoindre, c’est comme vous voulez, et les françaises, qui arrivaient de Pékin au terme d’un voyage de deux jours en bus, en jeep et en train, avaient pris un bus, puis un vieux taxi qui était tombé en panne sur le chemin du camp de yourte que leur avait indiqué le canadien, et après qu’elles aient attendu plusieurs heures, que la nuit et le froid soient arrivés, il était enfin venu les récupérer avec un 4x4 récent et noir conduit par le seul de ses collègues qui était mongol, qui enseignait également en tant qu’anglophone parce qu’il avait étudié plusieurs années en Angleterre.
Les deux françaises étaient mal disposées à l’égard du canadien, qui saisissait toute occasion pour raconter une expérience extraordinaire dans un pays exotique, mais d’une façon inintéressante et ennuyeuse, ce qui le faisait passer pour une personne à la fois prétentieuse et stupide, ce qu’il était moins en vérité qu’une personne profondément triste, et vide, comme on pouvait le remarquer si on le regardait dans ses yeux bleus, ce qu’aucune des deux françaises n’avait fait car elles le trouvaient repoussant et fuyaient sa proximité de toutes les manières possibles, ce qui s’avérait compliqué dans cette yourte isolée, dans ce groupe cohérent d’anglophones. Cependant lorsque le canadien s’était levé pour tenir compagnie à la brune qui pleurait dehors, les deux françaises l’avaient remarqué et avaient tempéré leur jugement, qui était peut-être excessivement dur, et dû en partie à la fatigue du voyage.
La grosse anglaise, après avoir répondu à quelques questions de la française, s’était levée pour prendre une bière, afin de changer de place poliment. Plus tard les françaises et le mongol avaient engagé la conversation, d’une façon naturellement solidaire, parce qu’ils étaient les seuls à n’être pas anglo-saxons, et au delà, ils se trouvèrent sincèrement sympathiques. Les françaises exprimèrent quelques impressions sur la Mongolie, impressions exagérément positives sur la beauté des paysages et la grandeur de l’histoire mongole, qui n’avaient pas de rapport avec ce qu’elles avaient vu réellement pendant cette première journée – le bus bondé et sans amortisseurs, les alcooliques sur les bords de la route, la poussière, les nids de poule, la panne et le froid – parce que leur intention était de valoriser le mongol par rapport aux anglo-saxons.
Ceux-ci avaient été, depuis la première seconde de leur arrivée, globalement antipathiques avec elles, ce qui s’expliquait par un sentiment qu’ils avaient en commun et qu’elles n’avaient pas, car elles venaient d’arriver et qu’elles n’allaient pas rester, c’était l’appréhension de l’hiver long.
D’ici une à trois semaines commencerait l’impossibilité de toute échappée hors d’Oulan Bator, une odeur noire envelopperait la ville, l’odeur des déchets en plastique brûlés pour chauffer les yourtes, qui persisterait jusqu’au printemps. L’appréhension de l’hiver épargnait le mongol bien sûr et aussi le canadien, parce que ce dernier était originaire d’une
grande île désolée, aussi lointaine et désolée que la Mongolie pouvait l’être.
Des professeurs étaient sortis et fumaient devant la yourte, on entendait des éclats de rire.
Le mongol et le canadien s’étaient mis à parler des élèves de l’école privée dans laquelle ils enseignaient, qui n’était pas la plus chère d’Oulan Bator.
Le canadien évoqua une scène dont il avait été témoin dans la cour de récréation. Des enfants sautaient à pieds joints sur la tête d’un camarade inanimé. Il s’était demandé jusqu’à quel point les enfants auraient continué sans son intervention.
Les deux françaises ne demandèrent pas si les agresseurs avaient été sanctionnés et comment, ni ce qui était arrivé à la victime.
Mais elles dirent c’est horrible.
L’anglaise parla de la violence des enfants mongols d’une façon générale, puis du fait que les garçons ne pleuraient pas, ou s’efforçaient de ne jamais pleurer, d’un garçon en particulier qui avait pleuré en classe, à qui elle avait demandé si il pleurait, qui avait répondu non, alors que manifestement il pleurait, mais il ne voulait pas l’avouer, et c’était un garçon qui habituellement jouait au costaud.
Tout le monde se coucha quand l’ambiance fut devenue vraiment morne, ce qui n’arriva pas très tard. Le lendemain il y eu des toasts et des œufs au petit déjeuner. Une des françaises voulut s’approcher des chevaux, mais ceux-ci s’éloignaient a mesure qu’elle avançait, jusqu’à ce qu’elle renonce. Sur le chemin du retour elles virent des yacks, alors elles demandèrent au chauffeur de s’arrêter pour prendre des photos, parce qu’elles n’avaient jamais vu de yacks, ou elles l’avaient oublié, ou elles en avaient vu seulement au zoo. Plus loin des aigles étaient attachés à des piquets, et là elles prirent des photos sans descendre de la voiture.
30-11-2012 - Mathilde Nègre / photo Noë Lui
Publié dans le N°6 de L'Argent Pleure Ta Mère